BARBES: Mercredi 31 Août 2011

           L'esprit citoyen du commissaire Clouzeau

 

          Un mercredi comme tous les mercredis au marché libre de Barbès. Tous les mercredis et samedis, la journée commence dés avant neuf heures, alors que les étals du « marché autorisé » sont déjà installés sous le métro aérien de la ligne 2. A la sortie de la station s’installent les biffins qui, comme à Belleville, Montreuil ou Clignancourt, viennent vendre toutes ces petites choses qui leur permettent de survivre au jour le jour : produits alimentaires, produits de toilette et de beauté, vêtements, recharges de portables et autres bricoles qui se vendent là à prix cassés. Beaucoup de tchétchènes, mais aussi des géorgiens, des yézides et des maghrébins. Le marché libre s’installe et s’anime jusqu’en milieu d’après-midi, lorsque le « marché autorisé » prend fin.

          Mais aussitôt les vendeurs à la sauvette installés, la chasse aux pauvres commence. Un fourgon peugeot boxer blanc imatriculé 831 NWR 75 débarque, précédé de peu par une équipe de flics en tenue civile. Les biffins connaissent leurs tronches et réagissent vite, pliant leurs affaires aussi vite que possible pour prendre la tangeante. Mais l’effet de surprise ne manque jamais d’en laisser sur le carreau, qui se trouvent aussitôt alpagués par les chasseurs de pauvres du commissariat Clignancourt. Le rituel est brutal, impitoyable : les flics en civils arrivent par surprise et arrachent les sacs et caddies des mains des gens qui ont eu le malheur de s’attarder. D’autres, moins chanceux encore, se font contrôler et se prennent une méchante prune qui peut s’élever à plusieurs centaines d’euros. Le language est familier, les formulations expéditives. Ils servent du « Monsieur  » parce que leur déontologie l’exige, mais l’assortissent en général d’un « dégagez  » qui rabaisse. Et puis ils poussent et tirent sur les habits, foutent des coups de pieds dans les affaires, quand ils ne sont pas tout simplement renforcés par la brigade canine dont les chiens abboient sur les passants, comme samedi dernier (27 août 2011). Stratégie de terreur.

          Contrôle d’identité d’un mec sans papiers. Je m’approche, caméra au poing. La réaction ne tarde pas. Le cador du groupe s’approche et veut virer ma caméra. Prévenir, discuter, il ne connait pas, il est bloqué en « mode agression ». Peut-être qu’il n’aime pas les touristes. Je rétorque que je suis dans mon droit. S’abriter derrière leurs lois permet au moins d’amorcer un peu leur agressivité. Je cite l’article 226-1 du Code Pénal et la saisine 2005-29 de la Commission Nationale de Déontologie de la Sécurité. Rien à faire, ils ignorent leurs propres lois de toute façon. Mine de rien, ils sont droits dans leurs bottes. Le même cador s’empare de la caméra et tente d’en effacer les données. Manque de bol, tout le menu est dans un alphabet qu’il ne connait pas. Il tapote sur tous les boutons, comme un gamin sur sa console de jeu. Entre temps, sa collègue contrôle mon identité et me demande des informations qu’elle n’a pas à me demander : où je travaille, une autre adresse que celle indiquée sur mon papier, le nom de l’ami qui m’héberge sur Paris... Dans ce cas là, il faut les renvoyer dans leur cantonnement, leur dire qu’ils ont en main une pièce d’identité et que c’est déjà bien assez. Elle bougonne et va crachotter dans son talkie-walkie.

          Après quoi, un peu pantois mais fiers comme des coqs, ils tentent la méthode « intimidation », veulent me mettre à dos les passants en essayant de les intoxiquer : ils m’accusent de filmer les vendeurs et les gens qui achètent, me préviennent que je vais avoir des problèmes avec eux, puis tentent de me rabaisser par les deux remarques favorites du keuf : « Va travailler ! » et « Les petits jeunes comme toi qui font leur malin... ». Au final, ils tournent les talons après un dernier baroud d’honneur, histoire de ne pas perdre la face : « Si tu nous filme encore... ». Tout à coup, ils reviennent à leur état d’origine et oublient de s’abriter derrière leur loi. Quand les arguments font défaut, l’infantilisme idiot reprend toute sa place.

          Mais ce n’est pas terminé car au cours d’une deuxième intervention, et alors qu’un gars refuse de se laisser arrêter et résiste, je me fais embarquer sans n’avoir même sorti le caméscope de ma sacoche, juste parce que je me tiens à côté de la scène. Je suis poussé vers l’avant du fourgon, sous prétexte « d’entrave à l’action des forces de l’ordre », encore un motif imaginaire que vous ne trouverez nulle part dans le code pénal. C’est comme «  incitation à l’émeute », les keufs aiment bien vous sortir des chefs d’inculpation fallacieux pour se trouver une justification. Et, lorsque je demande à la keufe pourquoi elle m’arrête, elle me répond : «  On ne vous arrête pas, vous êtes invité à venir voir le major ». Puisque je ne suis pas arrêté et que j’ai été contraint de grimper dans leur fourgon qui, de plus est n’est pas un véhicule de police, on peut donc dire que j’ai été « enlevé » (et là pour le coup, c’est un motif qui existe dans le code pénal : «  enlèvement et séquestration  »). Mais passons, histoire de raccourcir ce petit récit qui s’allonge.

          On arrive à la volière de la rue Clignancourt. Je suis effectivement invité à m’entretenir avec le commissaire Clouzeau. Il doit être très occupé ce mercredi midi. Dans le couloir, il y a des boîtes à courrier. Sur l’une d’elle, c’est écrit « expulsion », juste en dessous de «  B.A.C. ». Et un peu plus loin, Madame B., la keufe qui m’a "invité", a aussi son petit casier.

          S’ensuit une entrevue irréelle avec le commissaire au cours de laquelle je suis invité à faire preuve d’esprit citoyen et de respect envers ses pauvres agents surmenés, pour qui ce doit être extrêmement difficile de se sentir observés. Je m’entend dire aussi que ses policiers sont au service des gens du quartiers qui se plaignent de la mauvaise ambiance et commence à me dépeindre le coin est un coupe-gorge malfamé. On n’est pas loin du White Chapel où oeuvrait Jack l’Eventreur. Mais j’en retiens surtout cette magnifique métaphore de la montée de la butte Montmartre :

«  Imaginez les touristes qui viennent à Montmartre. Ils sortent de la gare, où ils se font aborder par des roms qui leur font signer des pétitions et qui leur font les poches en même temps, puis ils arrivent au pied de montmartre où une quinzaine de sans papiers guinéens, la plupart du temps avinés en pleine journée, leur tombent dessus pour leur tresser des bracelets et en plus peuvent devenir très vite agressifs. Puis dans le funiculaire, de nouveaux des roms leur font les poches. Ils arrivent en haut, ils sont harcelés par les africains qui vendent des tours Eiffel, puis par les portraitistes, sans parler du pakos (sic) qui essaye de leur vendre son maïs. Vous imaginez, les touristes, quelle image ils ont de la France ?  »

          Je tiens à remercier le commissaire Clouzeau de m’avoir livré une si belle alégorie de la butte Montmartre, qui nous montre surtout sa vision toute personnelle et nous permet de comprendre un peu mieux l’état d’esprit et les méthodes de ses subordonnés...

L’insupportable chasse aux pauvres n’est pas près de prendre fin dans les rues de Paris.

Un observateur

Post scriptum : les flics n’ont absolument aucune justification légale pour nous interdire de les filmer dans le cadre de leur fonction, ce que le commissaire Clouzeau n’a pu démentir.